Ce qu’est la ciclosporine
Évènement majeur dans l’histoire des médicaments, la découverte de la
ciclosporine-A (parfois orthographiée « cyclosporine ») est due à un
ingénieur de la firme suisse Sandoz, qui, en 1969, ramena de ses
vacances en Norvège une souche de champignons microscopiques,
Fungi imperfecti. Mis en culture dans les laboratoires de Bâle, l’un de ces champignons,
Tolypocladium inflatum,
produisit une molécule, baptisée « ciclosporine-A », ou « CsA », à
laquelle Sandoz, d’abord, ne s’intéressa pas, jusqu’à ce qu’en 1972,
Jean-François Borel, immunologiste de la firme, découvre son effet
immunosuppresseur très puissant.
Son intérêt : mise en présence de lymphocytes « T » (ces globules
blancs responsables de la défense de l’organisme, et qui détruisent tout
élément vivant étranger), elle empêche, tant qu’elle est présente, leur
activité. Par conséquent, on va pouvoir pratiquer des greffes d’organes
beaucoup plus facilement, avec un risque de rejet désormais très
réduit.
En effet, dès que la CsA est disponible, en 1979, son succès est
confirmé, et se poursuit jusqu’en 1983, notamment dans la greffe du
cœur, où les rejets disparaissent. Quant aux greffes du foie, du poumon,
du pancréas, qui avaient été abandonnées, elles reprennent.
Alors, médicament miracle ? Hélas non.
D’abord, parce que la CsA est alors le médicament le plus coûteux du
monde : sa production, résultant d’un élevage bactérien à faible
rendement, est très difficile. Rare, donc chère. Quant au malade, il
devra y avoir recours toute sa vie, car un arrêt du traitement entraîne
automatiquement un rejet de sa greffe.
Mais il y a pire, la CsA présente de graves inconvénients pour les
malades : elle affecte durement les fonctions rénales ; elle crée des
risques de cancérisation ; elle provoque parfois de l’hirsutisme
(foisonnement du système pileux, même chez la femme), des troubles
abdominaux, de l’hypertension artérielle, des maux de tête, de
l’impuissance sexuelle, des cécités, des troubles auditifs, et des
modifications biologiques parfois graves. En outre, elle est difficile à
utiliser, car les doses à appliquer varient avec chaque malade, et ne
peuvent être déterminées au préalable : on travaille un peu au hasard.
Devant ce dilemme, les autorités françaises décident que la
distribution de la CsA se fera selon un mode unique au monde : dès
septembre 1984, seuls y auront accès les trente-cinq services de
transplantation d’organes français, ainsi que quelques rares
spécialistes français de transplantation d’organes, notamment
diabétologues. Non vendue en pharmacie, la CsA n’est remise, au médecin
agréé qui en fait la demande, que sur dossier détaillé et nominatif –
c’est-à-dire mentionnant le nom du médecin, mais aussi celui du malade
–, dossier vérifié par la Pharmacie Centrale des Hôpitaux, qui s’assure,
notamment, qu’on n’a pas présenté un dossier au nom d’un malade décédé
afin de se constituer un « stock » clandestin et illicite du précieux
médicament. La candidature à l’obtention de la CsA est ainsi l’un des
« examens » les plus sévères de France.
Les laboratoires Sandoz se plient d’autant plus volontiers à ce
protocole, pourtant très restrictif, qu’ils assurent avec difficulté la
demande très abondante, et que leur médicament, déjà très prestigieux
auprès du corps médical, bénéficie ainsi d’une formidable publicité. Par
ailleurs, seule la France a de telles exigences, et les débouchés
commerciaux ne manquent pas à l’étranger, notamment aux États-Unis.
Une expérience étrange
Il faut avouer que, compte tenu de l’action inhibitrice de la CsA sur
les lymphocytes « T », c’est une idée plutôt folle que de vouloir, avec
de la CsA, traiter une maladie comme le sida, qui détruit précisément
les mêmes lymphocytes. Cette idée germe pourtant, en octobre 1985, dans
le cerveau de trois médecins de l’hôpital Laennec, à Paris, les
professeurs Philippe Even, pneumologue, et Jean-Marie Andrieu,
cancérologue, et le docteur Alain Venet, immunologiste. Ils s’appuient
sur une thèse de doctorat, non encore publiée (elle ne le sera qu’en
novembre 1985), de David Klatzmann, qui fait partie de l’équipe de
recherche du professeur J.C. Gluckmann, immunologiste à la Faculté de
Médecine Pitié-Salpêtrière, et sidologue ; étude émettant l’hypothèse
que la CsA pourrait être utile à l’étude des mécanismes du sida
in vitro (c’est-à-dire en laboratoire, et non sur des malades), et
in vitro seulement !
Malgré cela, et sans la moindre autorisation, sans même prendre
l’avis du Comité National d’Éthique présidé par le professeur Jean
Bernard, ces trois médecins expérimentent la CsA sur deux malades du
sida.
Mieux encore : le 29 octobre 1985, ils convoquent une conférence de
presse (improvisée en moins de vingt-quatre heures sous prétexte de
« devancer les Américains ») pour annoncer leurs travaux, qui pourtant
n’ont encore donné aucun résultat, pour la bonne raison que l’un des
deux malades n’est « traité » que depuis une semaine à peine !
Le scandale
Cette étrange conférence de presse est organisée là où jamais un tel
événement n’a eu lieu : dans les propres locaux du ministère des
Affaires Sociales, qui exerce la tutelle sur la Santé, et dont le
ministre est Georgina Dufoix, mitterrandienne inconditionnelle entre
toutes et qui doit son maroquin à cette « qualité » uniquement. Avec une
légèreté sans précédent chez un ministre occupant ce poste, cette
dernière a accepté de prêter son autorité, ses locaux, ses services de
presse... et sa caution morale de ministre à une entreprise de
« communication » qui va sombrer dans le ridicule et le tragique. Cette
mise en scène, du reste, n’est pas du tout appréciée par les chercheurs
français, qui remarquent que leurs collègues se sont précipités dans
l’aventure des essais sur des êtres humains sans aucune garantie pour
leurs malades.
Effectivement, les deux malades « soignés » à l’hôpital Laennec
mourront dans les jours qui suivent. Un troisième sidéen, traité, lui, à
Grenoble, mourra également. On a, en outre, « soigné » de la même façon
trois patients atteints de pré-sida, c’est-à-dire portant des signes
d’affections annonçant d’ordinaire le sida... mais qui n’étaient pas
sidéens ; au risque de leur infliger, par exemple, une grave
insuffisance rénale due à la CsA.
Enfin, les trois apprentis-sorciers de Laennec n’étant nullement sur
la liste des médecins autorisés à se procurer de la ciclosporine, reste
la question de savoir comment ils se la sont procurée : en fraude,
auprès de Sandoz ? C’est douteux, les dirigeants de Sandoz ne sont pas
stupides, et, comme on l’a dit, ils ne suffisent pas à fournir toutes
les demandes licites. En contrebande, à l’étranger ? En l’achetant
clandestinement à un confrère agréé, et donc complice ? Dans tous les
cas, ils ont violé la loi, et auraient dû être interdits d’exercice de
la médecine.
Au lieu de cela, ils ont été cautionnés par leur ministre de
tutelle ! Celle-ci s’est donc prêtée, contre toutes les règles et tous
les usages de son ministère, à une opération publicitaire en faveur
d’une expérience illicite, expérience sans autre résultat qu’un échec
total et une double mort d’homme.
Ce comportement, qui a fait scandale dans les milieux médicaux et
scientifiques, n’a ému ni le public ni le gouvernement, et Georgina
Dufoix n’a pas été sanctionnée.
Il faut noter enfin que Georgina Dufoix n’en était pas à son coup
d’essai sur le chapitre de la légèreté : les évènements constitutifs du
scandale du sang contaminé par le virus du sida avaient déjà eu lieu.
Mais ils étaient encore ignorés de l’opinion publique.
Référence : « Science et Vie » n° 820, janvier 1986.